19 Juin 2019
Je m'appelle Calcutta. Je suis sans âge. Je suis née du deuil de Shiva pleurant sa femme Sati, avatar de Kali. Je suis née de sa rage et de sa douleur : Shiva plaça le corps de la morte sur ses épaules et commença à tournoyer, à tournoyer, ivre de vertige et de puissance. Les autres dieux décidèrent que Shiva devait être maîtrisé car sa danse de furie menaçait de détruire le monde. Ils chargèrent Vishnu - Celui qui préserve - de cette mission. Vishnu lança son chakra à travers l'espace. Le disque acéré trancha le corps de Kali en cinquante-deux morceaux et les dispersa aux quatre coins de la Terre. Déchargé du fardeau de sa souffrance, Shiva cessa sa danse de folie et le monde fut sauvé. L'orteil de Kali tomba au Bengale, sur l'une des berges de la grande rivières connue sous le nom de Hooghly et qui s'écoule depuis le Gange très sacré.
Fantômes à Calcutta
De Sébastien Ortiz
Éditions Arléa - Date de parution : 8 janvier 2009 - ISBN : 978-2869598362 - 519 pages - Prix éditeur : 20 €
En 1995-1996, il avait vingt-trois ans. Durant seize mois, il avait été coopérant au consulat de France de Calcutta qui siégeait alors à Park Mansions à deux pas de l'Alliance Française. L'Inde l'avait marqué comme nul autre endroit ne devait le faire par la suite.
Revenir à Calcutta dix ans après, c'est retrouver ses amis et des lieux familiers. Mais Calcutta est un cimetière à ciel ouvert où chaque recoin répond au principe de spectralité, l'écho nostalgique du passé dans le présent. Pour y avoir vécu suffisamment longtemps, il sait que les fantômes n'ont jamais cessé d'errer dans la ville et il aimerait profiter de ce séjour pour écrire un livre sur eux. Mais écrire sur ce sujet, alors qu'il est déjà difficile de contrôler ses propres fantômes et de surcroît dans une ville où il a inscrit une partie de sa propre histoire, n'est pas une chose aisée.
Dans "Fantômes à Calcutta", Sébastien Ortiz nous propose un roman atypique à la découverte de la troisième plus grande ville d'Inde, Kolkata, anciennement nommée Calcutta. Son ouvrage est divisé en trois parties et comporte de nombreux chapitres composés en moyenne de 3-4 pages. Par intermittence, il nous y livre ses souvenirs des années 1995-1996, il nous conte son séjour à Calcutta qui a eu lieu en 2005 ainsi que ses investigations à la recherche d'informations sur les fantômes et les spectres auprès de calcuttiens, dans les librairies de la ville et certains autres lieux. Il n'est pas le seul narrateur du roman car, dans certains chapitres bien distincts, il donne la parole à quelques fantômes de la ville ayant vécu à différentes époques, majoritairement anglais mais également indiens ou métisses. Tout en permettant au lecteur de se plonger dans une autre époque, ces fantômes nous content les grandes lignes de leur vie jusqu'à la chute finale où le lecteur découvre les circonstances de leur décès. A la fin de chaque narration, chaque fantôme entame le raga "Malkauns", un raga majesteux, une sorte de prière, propice à l'introspection et qui a la spécificité de devoir être joué aux heures les plus sombres de la nuit, entre minuit et trois heures du matin. Certains de ces fantômes ont beaucoup de choses à conter, leur histoire est alors fragmentée en plusieurs chapitres.
Calcutta est connue comme étant la capitale culturelle de l'Inde et le foyer de la "Renaissance du Bengale", elle a donné naissance à des générations de poètes, d'écrivains, de réalisateurs et un lauréat du Prix Nobel. Calcutta est également une ville inspirante. C'est sans doute pour ces raisons que Sébastien Ortiz a parsemé ici et là de son ouvrage, des bribes de textes écrits par des indiens ou des voyageurs. Son amour pour les lettres, il nous le fait également découvrir en mettant en avant cinq textes ayant pour sujet les fantômes et qui ont été écrits par quatre grands auteurs : Satyajit Roy, Kipling (par deux fois), J.C. Lang et la figure emblématique de la ville de Calcutta : Tagore. Pour compléter cet ouvrage fort intéressant et prenant, le lecteur y découvre de nombreuses photographies en noir et blanc réalisées par l'auteur à travers toute la ville. Elles permettent une profonde immersion dans cette ville qui a été, pendant près de 140 ans, la capitale du Raj Britannique. Ces photographies représentent des scènes de vie prises sur le vif, des portraits et une poignée de ces vestiges qui sont dans un état de décrépitude avancé.
"Fantômes à Calcutta" est un roman où se mêlent expériences personnelles, fictions et enquête. C'est également un roman d'introspection, un brin philosophique imprégnées d'arts et de lettres.
Sébastien Ortiz dépeint avec justesse et réalisme la ville de Calcutta et offre à son lecteur un véritable hymne à l'amour.
L'ancienne capitale de l'empire des Indes m'apparaît comme une fantastique nature morte, une figure de vanité, comme dans ce tableau de Pietr Boel où, dasn la nef d'une église en ruine, les symboles de la caducité des choses ont été entassés pêle-mêle devant un sarcophage et la statue antique antique d'une femme en pleurs ; une mitre, un globe terrestre, des couronnes royales, un plat richement décoré de scènes mythologiques, une coupe d'or, un tambourin, une palette de peintre, un sabre, une armure, un turban - et, tout contre lui, les orbites mangées par des feuilles envahissantes, un crâne humain.