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Entends-tu l'oiseau de nuit ? de Anita Rau Badami

Cette nuit-là, alors que le vent parcourait le village, que les joncs de canne balançaient leurs longs doigts sous le ciel sombre, que, perché dans le tamarin, l'oiseau de nuit poussait un cri d'alarme, Harjot Singh abandonna finalement la sécurité de sa couche, sa maison, et s'en alla. Sa famille attendit son retour pendant des semaines, ne voulant pas croire que l'homme inséparable de ce lit de corde n'était plus là.

Page 18-19

Entends-tu l'oiseau de nuit ?

De Anita Rau Badami

Titre original : Can you hear the nightbird call ?

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Adelstain

Éditions Philippe Rey - Date de parution : 1er mars 2007 - ISBN : 978-2848760841 - 335 pages - Prix éditeur : 21 €

 

Entends-tu l'oiseau de nuit ? de Anita Rau Badami

Pendant des années, avant de s'approprier le destin de sa soeur Kanwar en épousant l'homme qui lui été destiné, avant d'avoir traversé le monde pour gagner le Canada et ainsi réaliser le rêve de son père, longtemps avant de devenir la célèbre Bibi-ji de Main Street à Vancouver, elle s'était appelée Sharanjeet Kaur. Sharanjeet Kaur a grandi dans un petit village du Pendjab aujourd'hui disparu sous la démarcation qui fractionna cet État en deux pour donner naissance au Pakistan d'un côté et de l'autre, une "nouvelle" Inde amputée. Sharanjeet a quitté l'Inde avant le drame de la Partition et elle est, avec son mari Pa-ji, devenue très rapidement dans sa nouvelle vie au Canada, un pilier central de la communauté sikh et indienne de Vancouver. Dorénavant tous les gens ne la connaissent que sous le nom de Bibi-ji, propriétaire avec Pa-ji du restaurant le "Grand Central de Delhi" où se réunissent toutes les communautés du sous-continent indien et même quelques nostalgiques du temps du Raj Britannique. Bibi-ji et Pa-ji sont également connus pour constamment accueillir dans leur maison, prétentieusement appelée le Taj Mahal, les compatriotes nouvellement arrivées à Vancouver.

 

Leela, quant à elle, a souffert durant sa jeunesse d'être métisse, fille d'un indien et d'une anglo-allemande. Sa mère dépressive est décédée alors que Leela était enfant et cette dernière a grandi auprès du cuisinier de la maisonnée car elle a été rejetée par tous les membres de sa famille. Le destin finit pourtant par lui sourire en lui permettant un beau mariage avec Bala, issu d'une grande famille de Bangalore. Mais ce dernier, malgré son statut et une vie pleine et heureuse, décida de quitter sa ville natale pour Vancouver, avec femme et enfants.

 

Nimmo vit avec son mari et ses enfants à Delhi. Elle est originaire du Pendjab et toute sa famille est de confession sikh. Lors de la Partition, elle n'était qu'une enfant et sa famille a été décimée. Nimmo devint la fille adoptive d'un couple de sikh qui avait pris soin d'elle durant l'exode qui les mena à Delhi. Même si elle a oublié le visage et même le nom de sa famille biologique, Nimmo vit toujours avec le spectre des derniers instants qu'elle passa auprès de sa mère. Pourtant, elle n'en fait rien savoir à ses proches et essaye d'avoir une vie heureuse avec Satpal et ses enfants.

 

Trois femmes, trois destins, trois vies. Trois femmes qui devront faire face aux folies des humains.

 

Entends-tu l'oiseau de nuit ? de Anita Rau Badami

"Entends-tu l'oiseau de nuit ?" fait référence à la légende de l'oiseau de nuit aux quatre ailes qui rend fous ceux qui l'écoutent chanter et dont seuls les gens sur le point de mourir peuvent entendre. Mais il n'y a pas uniquement cet oiseau de mauvais augure qui rôde à travers les pages de ce roman, Yama le dieu de la mort est aussi présent et prêt à collecter les âmes.

La mort est bien présente dans "Entends-tu l'oiseau de nuit ?" , logique lorsqu'on aborde soixante ans d'histoire indienne. Il y a eut durant cette période nombre de tragédies qui ont indéniablement marqué l'histoire indienne : la Partition, les tensions entre Pakistan et Inde, la guerre sino-indienne, la naissance du Bangladesh, l'état d'urgence, l'attaque du Temple d'Or à Amritsar, l'assassinat d'Indira Gandhi et les massacres qui s'ensuivirent, l'acte terrorisme aérien du Boeing 747 d'Air India. Le roman est clairement empreint de ces drames qui le façonnent et lui apportent ses tournures, son dénouement. Lorsqu'on connaît le danger imminent qui se profile à l'horizon pour les différents personnages du roman, il est frustrant de ne pas pouvoir les aider à contrer leur destin.

"Entends-tu l'oiseau de nuit ?" n'est pas uniquement un roman ponctué de chagrins et de drames. Les trois personnages principaux, Bibi-ji, Leela et Nimmo ont effectivement toutes les quatre vécues une enfance traumatisante. Pourtant, elles sont des femmes fortes qui ont réussi à construire leur vie : un mariage d'amour et pas arrangé, un mari aimant, des enfants pour certaines, un toit sur la tête, un travail pour chacune, ... Pour les personnages de Bibi-ji et de Leela, même si elles rejoignent le Canada, ce n'est pas forcément dans le but d'aspirer à une vie meilleure comme le font d'autres personnes à cette même époque et dont on trouve de nombreux exemples à travers les personnages qui viendront au "Le Grand Central de Delhi" ou qui s'installeront chez Bibi-ji.

Bibi-ji était venue au Canada pour réaliser le rêve qu'avait son père, celui de pouvoir enfin fouler le sol canadien et ainsi améliorer sa vie. Bibi-ji arrivera parmi les premiers migrants asiatiques dans ce quartier de Vancouver avant le début des années cinquante. Elle vivra une ascension sociale fulgurante et sera respectée dans sa communauté notamment pour les bonnes actions qu'elle et son mari font pour les nouveaux arrivants et les dons qu'ils font à la communauté. Même si la vie lui réussit, Bibi-ji et Pa-ji n'arriveront jamais à avoir d'enfants.

Leela aura une arrivée moins facile car ce n'est pas par choix qu'elle s'installera à Vancouver mais pour faire plaisir à son mari. Alors qu'ils avaient une vie facile et sans soucis à Bangalore d'où ils sont originaires, à Vancouver ils devront tout reconstruire. Ils passeront d'une classe supérieure à une classe moyenne au Canada. Il est assez ironique d'apprendre que lorsqu'elle a quitté Bangalore elle a donné de nombreuses affaires aux pauvres et que le temps qu'elle fasse le trajet entre l'Inde et le Canada, elle se retrouve dans une maison louée et surtout meublée de meubles de seconde main. On découvrira le travail que Leela fera pour s'intégrer dans cette nouvelle ville et ainsi se créer un foyer loin de chez elle. Leela nous fera prendre conscience de l'évolution de ce quartier de Main Street.

Alors que les nouvelles de l'Inde sont apportées à Vancouver par les journaux et la télévision, Nimmo quant à elle, sera un témoin direct des évènements et vivra dans différentes peurs.  Nimmo est la nièce de Bibi-ji et dont le hasard, Leela, a permis les retrouvailles, des retrouvailles inespérées mais qui bouleverseront de nombreuses vies. Avec le personnage de Nimmo, on prendra conscience de l'importance de nombreux détails : le panier à grain, le savon à la lavande, l'armoire métallique, les traces de mains sur le mur, le portrait de Guru Nanak, ...

Le roman est décomposé en cinq parties. Les trois premières sont consacrées à Bibi-ji puis à Leela et enfin Nimmo - des histoires qui s'imbriquent entre elles. La quatrième partie est un va-et-vient entre Vancouver et Delhi de 1971 à 1983, c'est une période très délicate et où la tension monte d'un cran. Enfin le dénouements (au pluriel) où littéralement tout explose. C'est une partie haletante et dure ; et sincèrement évitez de lire cette partie avant d'aller dormir.

"Entends-tu l'oiseau de nuit ?" aborde également du sujet délicat du fanatisme religieux. C'est un roman qui permet, sous la forme d'une fiction, d'aborder le sujet du Khalistan. La politique est également très présente dans le roman. On trouve également beaucoup de tendresse et même parfois un soupçon d'humour.

"Entends-tu l'oiseau de nuit ?" est donc un roman à lire. Il est surtout conseillé pour ceux et celles qui souhaitent un roman parlant des sikhs, car il est vrai qu'il est assez rare que dans un roman de la littérature indienne, l'on retrouve parmi les personnages principaux des sikhs.

 

Elle réinséra la carte entre les pages du Guru Granth Sahib. Un jour elle serait peut-être capable de parler à ses enfants des choses enfouies dans sa tête. D'une petite fille recroquevillée dans un coffre à grains et d'une femme dont les pieds suspendus dans le vide dégageaient une odeur de savon mauve pâle. Elle leur parlerait de la peur, de la haine et du chagrin. De cette façon elle les préparerait à affronter le monde et sa méchanceté. Et ils sauraient ainsi quoi faire si ce monde-là leur montrait les crocs.

Page 203

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