19 Octobre 2014
La Leçon de natation ou les beaux jours de Firozsha Baag
De Rohinton Mistry
Titre original : Swimming Lessons and Other Stories from Firozsha Baag
(première publication en 1987 par Penguin Canada)
Traduit de l'anglais par Claire Céra
Editions Hatier Littérature - Collection Terre Etrangère - 1991 - Uniquement en occasion pour la version française - Publication en anglais
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"La Leçon de natation ou les beaux jours de Firozsha Baag" est le premier recueil de nouvelles de Rohinton Mistry alors qu'il venait d'émigrer au Canada.
On peut très bien imaginer que ce premier roman s'inspire de sa jeunesse à Bombay, et le dernier chapitre qui donne le nom à ce roman "La leçon de natation" confirme en quelque sorte la supposition que le lecteur peut se faire.
Bienvenue donc à Firozsha Baag, une résidence composée de 3 immeubles qui se situe à Bombay, à 5 minutes à pied de Chaupatty Beach. La particularité de Firozsha Baag est que la majorité de ses habitants sont des familles parsies.
Grâce à ses 11 nouvelles, on découvre la vie de ses habitants, anciens et jeunes, sur plusieurs années. Les scènes se déroulent souvent autour d'un appartement, dans la cour mais quelques nouvelles se situe en dehors de l'Inde. On apprend à découvrir tous ces personnages de cette communauté au travers des nouvelles qui défilent, certains endossent une fois le personnage principale pour ne faire qu'une subite apparition dans les autres nouvelles. Les sujets sont vastes : la religion, le deuil, l'arrivée de la modernité, la vieillesse, le surnaturel, la jeunesse, l'échec ou la réussite d'un émigré, les sentiments, ...
Les noms des nouvelles mettent déjà l'eau à la bouche et pour mieux vous parler des merveilles dont recèle ce livre, je vous ai concocté pour chacun un résumé :
- Jour faste : C'est le jour de "Behram roje", une fête religieuse parsie, très chère à Mehroo. Mais la journée commence mal, son mari, Rustomji, le grippe-sou de Firozsha Baag comme aime le surnommé ses voisins, vient de se faire arroser suite à une infiltration d'eau alors qu'il était aux toilettes. De plus, la gunga, la femme de ménage est en retard. Mais ce jour qui devrait être faste ne va pas se dérouler comme il se devrait, au grand désespoir de Mehroo.
- Un dimanche : Najamai, 55 ans et veuve, va passer son dimanche en famille chez sa sœur. Elle prend bien soin de fermer tous ses placards à clé car ses voisins vont passer chez elle durant son absence, pour profiter du seul frigo de Firozsha Baag. Tehmina, d'à côté, viendra chercher des glaçons et les Boyce, de l'étage inférieur, profiteront du congélateur. Mais la mauvaise vision de Tehmina causera un problème à la propriétaire du frigo et ce sera les fils Boyce qui interviendront.
- Le spectre de Firozsha Baag : Jaakéli est l'ayah de l'expert comptable Mr Karani et son enfance à Goa lui fait croire aux fantômes, aux bhoot. Tout en cuisinant pour son seth et sa bhai, elle nous raconte sa rencontre avec un fantôme la nuit de Noël dans l'escalier, les moqueries dont elle a fait l'objet à Firozsha Baag puis comment ils ont cessé.
- Condoléances : Après le dixième jour des funérailles de son mari, Daulat se prépare à recevoir les incessantes visites de condoléance comme il est de coutume. Pour contrer la difficulté de se dire que son mari n'est plus de ce monde, elle coupe court aux traditions et décide de vider l'armoire des affaires de son mari au risque de choquer ses voisins et sa famille.
- Les philatélistes : Jehangir est un enfant très réservé à Firozsha Baag. Le Docteur Mody, vétérinaire, regrette que son fils Pesi est un grand chahuteur et ne peut rien partager avec lui comme sa passion pour les timbres. C'est cette passion qu'il fera découvrir à son voisin, le jeune Jehangir, tous les dimanche matin à 10 heures, au grand désespoir de son épouse.
- Cheveux blancs et cricket : Kersi est de corvée auprès de son père, il doit lui enlever ses cheveux blancs. Tout en effectuant cette tâche ingrate, il se souvient lorsque son père l'emmenait lui et les autres enfants de Firozsha Baag jouer au cricket et de ses souvenirs au sein du Baag.
- Les hôtes payants : Ardesa et son épouse avaient décidé de sous-loué leur appartement en divisant par deux. Mais maintenant, avec l'arrivée prochaine d'un nouvel enfant, ils voulaient récupérer la partie qu'il louait à un couple d'un certain âge. Mais à l'annonce de leur décision, l'entente cordiale avec leurs hôtes payants se dégrada notamment avec Khorshed. Cette dernière s'amusait à souiller la véranda qu'ils avaient en commun, à allumer sans cesse leur vieux gramophone dont il ne possédait qu'un seul disque, ... Ardesa et son épouse devaient pour enfin récupérer la jouissance entière de leur appartement, faire appel à un avocat.
- État de siège : En rentrant de la bibliothèque où il se rend quotidiennement, Nariman gare sa Mercedes dans la cour. Comme pour narguer son voisin, Rustomji, le grippe-sou de Firozsha Baag, Rustomji, il tarde à rentrer chez lui. C'est alors que les enfants de Firozsha Baag vinrent à lui car ils voulaient une histoire, comme seul Nariman sait les raconter.
- Prête moi ta lumière : Kersi quitta Bombay pour Toronto en même temps que Jamshed, l'ami de son frère, pour New York. Il analyse ce qui les a toujours séparé, lui venant d'une famille modeste, Jamshed d'une famille riche, déjà un grand fossé est creusé. Ce fossé se creusera encore plus lorsque Jamshed racontera pas courrier à Kersi, son dernier voyage à Bombay. Une lettre remplie d’animosité envers sa ville natale presque de haine, qui écœura Kersi.
- Les jardins suspendus : Jehangir va se rendre chez Bhagwan Baba avec ses parents. Durant le trajet en train qui devait les rendre en banlieue de Bombay, Jehangir se souvient de Behrozé, une fille qu'il a rencontré à la chorale de l'université. Il se remémora ses promenades aux Jardins Suspendus, un lieu où il aime se promener surtout avant la tombée de la nuit, lorsque les enfants sont remplacés par des joggeurs.
- La leçon de natation : Kersi que l'on croit auprès de ses parents à Bombay habite en faite à Toronto. On découvre sa vie dans sa nouvelle ville, sa préparation aux leçons de natation mais il se remémore sa vie auprès de ses parents. Par un magnifique jeu, on se retrouve d'un coup à Bombay auprès de ses parents qui reçoivent une lettre tant attendue de leur fils où l'on capte leur déception de ne recevoir que de brèves nouvelles, jusqu'au jour où ...
Ces 11 nouvelles sont vraiment un délice de lecture qui nous permet de nous plonger dans des ces morceaux de vie de ses habitants, tantôt ironique, tantôt triste, tantôt drôle, elles font partager un agréable moment à son lecteur. En les lisant, je me suis souvenue de "Une simple histoire de famille" du même auteur et qui, d'ailleurs, se déroule aussi dans un immeuble du même style où habitent la communauté parsie. L'auteur sait bien joué avec ses personnages et même si les nouvelles sont courtes, certaines chutes sont souvent inattendues voire cocasses.
Elles sont également empreintes d'une sensibilité et d'une certaine nostalgie d'un passé révolue. Les personnages sont atypiques et reflète en quelques sortes le panachage qu'il peut y avoir dans un ensemble d'immeubles.
Malheureusement, le livre n'est disponible en version française qu'en occasion à un prix relativement élevé. Pour ceux qui voudront le lire, il faudra sans doute se rabattre sur la version anglaise en attendant que peut-être un jour une nouvelle publication aura lieu dans la langue de Molière.
Récompenses obtenues par Rohinton Mistry pour cette publication :
- Prix du "Hart House Literary Contest" Toronto : 1983 pour l'histoire "One Sunday" et en 1984 pour la nouvelle "Auspicious Occasion" (nom en français : "Jour Faste"
- 1985 Annual Contributors' Prize, Canadian Fiction Magazine
Etude réalisée sur le livre
Du plâtre tombait depuis plusieurs années dans son appartement du bâtiment A, comme c'était le cas, d'ailleurs, dans presque tous les appartements de Firozsha Baag. La situation s'était provisoirement améliorée à l'époque où le docteur Mody, qui harcelait volontiers les gérants du Baag au nom des locataires, était encore en vie. Mais par la suite, la gérance avait adopté une nouvelle politique, se bornant désormais à financer les seuls travaux de première nécessité, et à éviter que les immeubles ne soient déclarer insalubres.
Tandis qu'il cherchait désespérément le moyen de s'en sortir, une inspiration lui vint. Oui cela ne pouvait que marcher ... Il enfonça les doigts dans sa bouche, délogea son râtelier et l'éjecta au creux de sa paume. Deux filaments de salive, étincelants au soleil, relièrent momentanément la prothèse à ses gencives, puis se rompirent et lui coulèrent le long du menton. Il bafouilla péniblement : "Regardez, un si vieil homme, même pas de dents", et leur montra ce qu'il avait dans la main.
Triste, perdu, floué, il descendit mollement l'escalier en bois aux marches creuses, ces marches usées par le passage du temps et par le poids des locataires. Il se sentait, lui aussi, usé. Il n'y avait pas encore si longtemps, les ouvrages d'Enid Blyton lu permettaient de lutter contre ses accès de déprime. Quelques minutes de lecture, et il se retrouvait en compagnie du Club des Cinq ou du Clan des Sept, partageant leur existence idyllique dans un petit village anglais : les jeux avec les chiens, les chevauchées à travers champs ; ou bien, quand la saison s'y prêtait, la confection d'un bonhomme de neige et les batailles de boules.
Mais maintenant, au cours des inévitables visites de condoléances, elle allait régurgiter des mois et des mois de souffrance, toutes ces nuits blanches passées à écouter la respiration de Minocher, ses soupirs, ses gémissements, ses râles d'agonie. On l'interrogerait inexorablement sur la maladie. Médecins et hôpitaux, infirmières et médicaments, rayons X, bilans sanguins : tout y passerait. Pour ses hôtes compatissants mais tenaces - avaient-ils vraiment le droit d'exiger autant de détails ? - il lui faudrait reconstituer minutieusement l'enfer qu'aurait vécu son bien-aimé Minocher, quand elle aurait tant préféré s'en tenir au seul souvenir des six dernières journées, si douces.
Mais le docteur Mody se gardait bien de manifester son désespoir au public. Tandis que sa voiture cahotait lourdement sur les dalles irrégulières, il souriant aux garçons avec bonne humeur et lançait quelque boutade. Les enfants, s'écartant sur son passage, lui faisaient de joyeux signes de la main. Les autres automobilistes de Firozsha Baag (le prêtre du bâtiment A et l'expert comptable du B) n'avaient pas droit au même accueil. Il faut dire qu'ils ne se privaient pas de réprimander ces fils d'employés de banque et de caissiers qui encombraient l'allée en jouant. Parfois les gamins, à force d'entendre leurs sempiternels jurons (d'ailleurs inefficaces), scandaient insolemment avec eux : "Pire que des saala d'animaux !" "Encore moins de jugeotte qu'un junglee chien-chat ! " "Espèces de sattans, ça vous arrive, des fois, d'aller faire vos devoirs-paani ?"
Je ne mis pas longtemps à lire les bandes dessinées. Elles m'avaient paru plus amusantes au temps où papa et moi nous précipitions sur le Times dès sa livraison, faisant mine de nous chamailler : c'était à qui lirait le supplément le premier. Je pensai aux rides de papa, si nettes quand je me penchais vers lui avec ma pince ; à sa chevelure clairsemée, ternie par la pommade de la veille ; à sa barbe poivre et sel qui attendait le coup de rasoir du dimanche matin.
Tandis qu'elle courait éperdument de la chambre à la véranda, et de la véranda à la chambre, elle crut entendre un faible gémissement. Le bruit provenait de chez Khorshedbai. La porte était entrouverte : elle jeta un oeil à l'intérieur. La pénombre l'empêchait de voir distinctement, et elle ouvrit complètement la porte pour mieux éclairer la pièce. Puis elle poussa un cri, un seul : un cri déchirant, où s'exprimaient à la fois toute sa terreur et toute sa lucidité.
Nariman aimait bien employer de nouveaux (et surtout de grands) mots lorsqu'il racontait une histoire. Il estimait qu'il était de son devoir d'initier ces jeunes d'esprit à un vocabulaire aussi chatoyant et varié que possible. S'ils ne pouvaient passer leurs journées à la Cawasji Framji Memorial Library, lui, en revanche, était en mesure de leur apporter quelques extraits de la bibliothèque.
Des travaux de construction étaient en cours à l'aéroport. Entassés dans le car qui nous transportait de l'avion au terminal, nous longeâmes plusieurs abris de fortune, bricolés avec du carton, des caisses, de la tôle ondulée, des feuilles de plastique et même du papier journal.
Le car dut traverser le chantier au ralenti. Surgissant des taudis, quelques enfants nus cherchèrent à nous rattraper. Tout en courant, ils quémandaient de l'argent à grands cris. Le chauffeur, trouvant qu'ils se rapprochaient dangereusement de son car, se mit à crier lui aussi.
J'étais à la gare. En contemplant la multitude des voyageurs, qui, à coups de griffe, cherchaient à se frayer un chemin jusqu'à l'omnibus, je crus assister à une moralité du XVIème siècle. Toutes les allégories étaient présentes : le Destin, la Réalité et sa fille, la Nouvelle Réalité, la Pauvreté et la Famine, le Vice et la Vertu, l'Apathie et la Corruption.
Jehangir marcha jusqu'à la tombée de la nuit. Ayahs et petits enfants rassemblèrent jouets et poussettes et s'éloignèrent vers les issues. Dans le ciel assombri, des nuées de moineaux les précédaient à tire-d'aile en piaillant avec insistance. Bien sûr, Jehangir pouvait continuer de voir Behrozé comme si de rien n'était. Mais le persiflage quotidien, les violentes disputes qui dégénéraient presque en crises d'hystérie, ne disparaîtraient pas d'eux-même. "D'une certaine manière, Bhagwan Baba a raison : la vie est un piège. Impossible de résoudre les deux problèmes à la fois." Prolonger la discorde, c'était s'exposer à de terribles conséquences. Jehangir ne comprenait pas comment le malheur avait pu s'abattre ainsi sur sa famille, jadis aimante et unie. Assurément les hostilités devaient avoir cesser, faute de quoi cette histoire se terminerait mal. Très mal.
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